LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 16 mai 2019 par le Conseil d'État (décision nos 428478 et 428826 du 15 mai 2019), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour les associations Unicef France, Convention nationale des associations de protection de l'enfance, Défense des enfants international - France, Médecins du monde, Médecins sans frontières, le Secours catholique, Fédération des acteurs de la solidarité, Cimade, Gisti, Fédération des associations de solidarité avec tous les immigrés, Ligue des droits de l'homme, Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux, Fédération de l'entraide protestante, Association nationale des assistants de service social et Avocats pour la défense des droits des étrangers, pour la fondation de l'Armée du salut et pour le syndicat des avocats de France, le syndicat de la magistrature et l'union syndicale Solidaires, par la SCP Spinosi et Sureau, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, ainsi que pour le Conseil national des barreaux par la SCP Boré, Salve de Bruneton et Mégret, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2019-797 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l'article L. 611-6-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, dans sa rédaction issue de la loi n° 2018-778 du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d'asile effectif et une intégration réussie.
Au vu des textes suivants :
- la Constitution ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés ;
- la loi n° 2018-778 du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d'asile effectif et une intégration réussie ;
- le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
- les observations présentées pour le Conseil national des barreaux, partie requérante, par la SCP Boré, Salve de Bruneton et Mégret, enregistrées le 6 juin 2019 ;
- les observations présentées pour Unicef France et les autres parties requérantes par la SCP Spinosi et Sureau, enregistrées le 7 juin 2019 ;
- les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le même jour ;
- les observations en intervention présentées pour les associations Fédération des établissements hospitaliers et d'aide à la personne et Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples par Me Anita Bouix, avocate au barreau de Toulouse, enregistrées le même jour ;
- les observations en intervention présentées pour l'association Hors la rue par Me Hélène Martin-Cambon, avocate au barreau de Toulouse, enregistrées le même jour ;
- les observations en intervention présentées pour l'association La quadrature du net par Me Alexis Fitzjean Ó Cobhthaigh, avocat au barreau de Paris, enregistrées le même jour ;
- les secondes observations présentées pour les associations, fondation et syndicats requérants par la SCP Spinosi et Sureau, enregistrées le 24 juin 2019 ;
- les secondes observations en intervention présentées pour l'association Hors la rue par Me Martin-Cambon, enregistrées le même jour ;
- les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu Me Patrice Spinosi, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, pour Unicef France et dix-huit autres parties requérantes, Me Louis Boré, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, pour le Conseil national des barreaux, partie requérante, Me Fitzjean Ó Cobhthaigh, pour La quadrature du net, partie intervenante, Me Martin-Cambon, pour Hors la rue, partie intervenante, Me Bouix, pour la Fédération des établissements hospitaliers et d'aide à la personne et le Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples, parties intervenantes, et M. Philippe Blanc, désigné par le Premier ministre, à l'audience publique du 9 juillet 2019 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S'EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :
1. L'article L. 611-6-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, dans sa rédaction issue de la loi du 10 septembre 2018 mentionnée ci-dessus, prévoit :« Afin de mieux garantir la protection de l'enfance et de lutter contre l'entrée et le séjour irréguliers des étrangers en France, les empreintes digitales ainsi qu'une photographie des ressortissants étrangers se déclarant mineurs privés temporairement ou définitivement de la protection de leur famille peuvent être relevées, mémorisées et faire l'objet d'un traitement automatisé dans les conditions fixées par la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés.
« Le traitement de données ne comporte pas de dispositif de reconnaissance faciale à partir de la photographie.
« Les données peuvent être relevées dès que la personne se déclare mineure. La conservation des données des personnes reconnues mineures est limitée à la durée strictement nécessaire à leur prise en charge et à leur orientation, en tenant compte de leur situation personnelle.
« Un décret en Conseil d'État, pris après avis publié et motivé de la Commission nationale de l'informatique et des libertés, fixe les modalités d'application du présent article. Il précise la durée de conservation des données enregistrées et les conditions de leur mise à jour, les catégories de personnes pouvant y accéder ou en être destinataires ainsi que les modalités d'exercice des droits des personnes concernées ».
2. Les requérants, rejoints par les parties intervenantes, soutiennent que ces dispositions, qui instaurent un fichier des étrangers se déclarant mineurs, porteraient atteinte à l'exigence constitutionnelle de protection de l'intérêt supérieur de l'enfant et au droit au respect de la vie privée. En premier lieu, ils critiquent l'absence de définition de la notion de « personnes reconnues mineures » qui rendrait possible que, sur la base d'une évaluation administrative erronée de l'âge de l'intéressé, ce dernier fasse l'objet d'une mesure d'éloignement en dépit de sa minorité. Il résulterait également de cette absence de définition une atteinte à la présomption de minorité qui découlerait de l'exigence de protection de l'intérêt supérieur de l'enfant. En deuxième lieu, les requérants relèvent que, en ne limitant pas l'objet du traitement automatisé à la seule finalité de protection de l'enfance, le législateur n'aurait pas exclu la réutilisation des données aux fins de lutte contre l'entrée et le séjour irréguliers des étrangers en France. En dernier lieu, les requérants font valoir que le législateur n'aurait pas suffisamment encadré les conditions de conservation des données personnelles et les conséquences susceptibles d'être tirées d'un refus opposé au recueil de ces données. Par ailleurs, une des parties requérantes fait valoir que le droit à un recours juridictionnel effectif serait méconnu au motif que l'exercice d'un recours contre la décision déclarant une personne majeure ne ferait pas obstacle à son éloignement. Pour les mêmes raisons, ces dispositions seraient aussi entachées d'une incompétence négative de nature à porter atteinte aux exigences constitutionnelles mentionnées ci-dessus.
3. Aux termes des dixième et onzième alinéas du Préambule de la Constitution de 1946 : « La Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement. - Elle garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs ». Il en résulte une exigence de protection de l'intérêt supérieur de l'enfant. Cette exigence impose que les mineurs présents sur le territoire national bénéficient de la protection légale attachée à leur âge. Il s'ensuit que les règles relatives à la détermination de l'âge d'un individu doivent être entourées des garanties nécessaires afin que des personnes mineures ne soient pas indûment considérées comme majeures.
4. La liberté proclamée par l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 implique le droit au respect de la vie privée. Par suite, la collecte, l'enregistrement, la conservation, la consultation et la communication de données à caractère personnel doivent être justifiés par un motif d'intérêt général et mis en œuvre de manière adéquate et proportionnée à cet objectif.
5. Il appartient au législateur d'assurer la conciliation entre l'objectif de lutte contre l'immigration irrégulière qui participe de la sauvegarde de l'ordre public, objectif de valeur constitutionnelle, et le droit au respect de la vie privée.
6. Les dispositions contestées créent un traitement automatisé comportant les empreintes digitales et la photographie des ressortissants étrangers qui se déclarent mineurs privés temporairement ou définitivement de la protection de leur famille. Ces données peuvent être recueillies dès que l'étranger sollicite une protection en qualité de mineur. Dans un tel cas, la collecte, l'enregistrement et la conservation des empreintes digitales et de la photographie d'un étranger permet aux autorités chargées d'évaluer son âge de vérifier qu'une telle évaluation n'a pas déjà été conduite.
7. En premier lieu, ces dispositions n'ont ni pour objet ni pour effet de modifier les règles relatives à la détermination de l'âge d'un individu et aux protections attachées à la qualité de mineur, notamment celles interdisant les mesures d'éloignement et permettant de contester devant un juge l'évaluation réalisée. À cet égard, la majorité d'un individu ne saurait être déduite ni de son refus opposé au recueil de ses empreintes ni de la seule constatation, par une autorité chargée d'évaluer son âge, qu'il est déjà enregistré dans le fichier en cause ou dans un autre fichier alimenté par les données de celui-ci. Elles ne méconnaissent pas l'exigence constitutionnelle de protection de l'intérêt supérieur de l'enfant.
8. En second lieu, en évitant la réitération par des personnes majeures de demandes de protection qui ont déjà donné lieu à une décision de refus, le traitement automatisé mis en place par les dispositions contestées vise à faciliter l'action des autorités en charge de la protection des mineurs et à lutter contre l'entrée et le séjour irréguliers des étrangers en France. Ce faisant, et alors qu'aucune norme constitutionnelle ne s'oppose par principe à ce qu'un traitement automatisé poursuive plusieurs finalités, le législateur a, en adoptant les dispositions contestées, entendu mettre en œuvre l'exigence constitutionnelle de protection de l'intérêt supérieur de l'enfant et poursuivi l'objectif de valeur constitutionnelle de lutte contre l'immigration irrégulière.
9. Par ailleurs, les dispositions contestées prévoient le recueil, l'enregistrement et le traitement des empreintes digitales et de la photographie des ressortissants étrangers qui sollicitent le bénéfice des dispositifs de protection de l'enfance et excluent tout dispositif de reconnaissance faciale. Ainsi, les données recueillies sont celles nécessaires à l'identification de la personne et à la vérification de ce qu'elle n'a pas déjà fait l'objet d'une évaluation de son âge.
10. Enfin, d'une part, les dispositions contestées prévoient que la conservation des données des personnes reconnues mineures est limitée à la durée strictement nécessaire à leur prise en charge et à leur orientation, en tenant compte de leur situation personnelle. D'autre part, le fichier instauré par les dispositions contestées est mis en œuvre dans le respect de la loi du 6 janvier 1978 mentionnée ci-dessus.
11. Il résulte de ce qui précède que, en adoptant les dispositions contestées, le législateur a opéré entre la sauvegarde de l'ordre public et le droit au respect de la vie privée une conciliation qui n'est pas disproportionnée.
12. Par suite, l'article L. 611-6-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, qui n'est pas entaché d'incompétence négative et ne méconnaît pas non plus le droit à un recours juridictionnel effectif ni aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doit être déclaré conforme à la Constitution.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :
Article 1er. - L'article L. 611-6-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, dans sa rédaction issue de la loi n° 2018-778 du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d'asile effectif et une intégration réussie, est conforme à la Constitution.
Article 2. - Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 25 juillet 2019, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mme Claire BAZY MALAURIE, M. Alain JUPPÉ, Mmes Dominique LOTTIN, Corinne LUQUIENS, Nicole MAESTRACCI, MM. Jacques MÉZARD, François PILLET et Michel PINAULT.
Rendu public le 26 juillet 2019.